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Les enjeux de la transition énergétique dans les véhicules et la mobilité sur route : entretien avec Mourad Tiguercha de l’Institut VEDECOM

Yélé Consulting a récemment interviewé Mourad Tiguercha de l’Institut VEDECOM afin d’explorer l’avenir de la mobilité électrique en France. De l’adoption des véhicules électriques à la modernisation des infrastructures de recharge, en passant par les enjeux stratégiques autour de la souveraineté industrielle, cette interview offre un aperçu précieux des transformations en cours dans l’industrie automobile. 

Bonjour Mourad, pouvez-vous nous présenter l’Institut VEDECOM ?

VEDECOM est un Institut de Transition Energétique mis en place en 2014, dédié à la mobilité individuelle, décarbonée et durable. Nous avons 3 axes de recherche : l’électrification de la mobilité ; l’automatisation de la conduite et la connectivité du véhicule (véhicule et véhicule à infrastructure) ; et l’accompagnement de la transition de ces mobilités du point de vue des sciences humaines et sociales.

Je dirige le Domaine électrification avec 3 priorités de travail. Tout d’abord, les innovations qui accélèreront l’adoption de véhicules électriques, autour de ce qu’on peut appeler le « Confort Charging ». On y retrouve la simplification et l’automatisation de la recharge, l’amélioration de l’autonomie du véhicule, la recharge sans câble…. Une seconde priorité concerne l’infrastructure énergétique pour la recharge, ou comment gérer l’intégration dans le système électrique la recharge d’un gros volume de véhicules électriques. Enfin, nous avons la thématique de la flexibilité de la recharge : comment la valoriser, y compris via l’énergie stockée dans la batterie du véhicule. Nous explorons l’utilisation de cette flexibilité pour optimiser la facture énergétique du consommateur et rendre service au système électrique, optimisant ainsi son renforcement. En trois mots : adoption, recharge et valorisation.

Où en est la filière française des véhicules électriques aujourd’hui ? Quels sont les défis industriels de la filière pour les prochaines années ?

Aujourd’hui, l’ensemble des marques proposent dans leur catalogue une offre de véhicules électriques. Le contexte réglementaire européen s’est imposé aux constructeurs, avec un signal fort autour de l’obligation de 100% de véhicules légers électriques neufs vendu en 2035 sur le marché européen. Néanmoins, on constate depuis début 2024 que la filière fait face à un plafond de verre sur les ventes, qui semble difficile à dépasser.

Par ailleurs, on remarque des rebonds de la filière autour du véhicule hybride. Stellantis avait initialement priorisé ses efforts vers l’hybridation du véhicule, les batteries étant au départ très chères et l’autonomie n’étant pas suffisantes pour couvrir les usages essentiels d’un véhicule. Le principal intérêt de cette technologie réside dans sa complémentarité : l’essentiel des trajets est couvert par l’électrique, et l’utilisateur peut se reposer sur la partie thermique pour l’autonomie qu’elle offre et ainsi parcourir de longues distances. Néanmoins, l’hybridation implique des contraintes de coûts et de poids liées à la double motorisation, avec un optimum complexe à trouver pour le constructeur.

Le premier enjeu se situe dans l’accompagnement du consommateur afin de le rassurer 

Mourad Tiguercha

La période de la pandémie du COVID-19 a permis un mouvement d’adoption très fort du véhicule électrique, mais désormais la courbe des ventes est stagnante. Ainsi, je pense que le premier enjeu se situe dans l’accompagnement du consommateur afin de le rassurer, notamment en améliorant la qualité de l’infrastructure de recharge et du véhicule pour convaincre de nouveaux clients. Les constructeurs alertent sur cet obstacle, qui risque de ne pas faire concorder le comportement du marché avec l’objectif de déploiement fixé pour 2035.

Sur le plan industriel, c’est la mutation de l’ensemble de l’outil industriel traditionnel, fortement intégré, qui doit s’opérer, avec un bousculement de ses codes, de sa chaîne de sous-traitance et d’approvisionnement. Nos équipementiers français et européens font partie des leaders mondiaux, avec une forte maîtrise du groupe motopropulseur thermique. Aujourd’hui, l’effort est mis sur l’autonomie du véhicule et donc de la batterie, qui est le principal poste de dépense pour fabriquer le véhicule. Nous sommes en retard pour exceller sur la batterie électrique et reproduire le même schéma industriel historique. Les asiatiques et américains ont pris beaucoup d’avances. Les investissements faits en France dans la vallée de la batterie sont d’ailleurs assumés en partie par de gros acteurs étrangers, avec les enjeux de souveraineté que cela induit.

L’autre problème industriel de la filière est la gestion de la rapidité de l’innovation. C’est un problème important car un manque de rapidité et de flexibilité peut entrainer de mauvais investissements et fragiliser la transition vers l’électrique. Une usine de batteries peut devenir en effet très vite obsolète si l’on n’a pas prévu que la chaîne de fabrication soit adaptable. On retrouve à nouveau une problématique de juste milieu dans les décisions stratégiques. Il faut donc être agile pour remplacer un intrant, une technologie, inclure les avancées de R&D tout en préservant la propriété intellectuelle, sans avoir à reconstruire une usine à chaque changement.

L’Europe peut-elle reprendre une certaine indépendance stratégique sur cette industrie critique ? Ou va-t-elle rester durablement dépendante de la Chine ?

L’industrie automobile voit sa chaîne d’approvisionnement se complexifier fortement avec un nombre d’intrants critiques devenu très élevé. La Chine maîtrise aujourd’hui environ 70% de l’extraction, du raffinage et de la transformation des métaux stratégiques qui rentrent dans la production des batteries pour véhicules électrique. Il en découle un enjeu de sécurisation de l’approvisionnement au niveau international. Nous avons toutefois de bonnes nouvelles : l’exploration du sol européen a récemment permis d’identifier au moins 2 potentiels gisements intéressants, et l’Europe conserve une influence importante sur la scène internationale.

La Chine maîtrise aujourd’hui environ 70% de l’extraction, du raffinage et de la transformation des métaux stratégiques qui rentrent dans la production des batteries pour véhicules électrique.

Mourad Tiguercha

Le principal risque géopolitique est de se retrouver face à une fermeture des marchés nationaux des grands pôles de consommation. L’Europe a un marché intérieur très puissant, mais une fermeture aura un impact collatéral sur l’ensemble de sa production. Américains et chinois ont un marché intérieur beaucoup plus solide, l’Union Européenne doit donc réussir à se positionner entre les deux grands et assurer la stabilité de son orientation pour son industrie sur le long terme.

Quels sont les grands enjeux autour de l’adoption des véhicules électriques ?

On évoquait plus tôt que la filière a du mal à accrocher de nouveaux usagers. Aujourd’hui, il est clair que le frein principal de l’adoption du véhicule électrique se situe sur le prix d’acquisition, qui est prohibitif pour beaucoup. La question de la flexibilité recouvre également le problème de l’adoption du véhicule. Le véhicule électrique est un objet technologique complexe qui demande de nombreuses connaissances. Une chose est sûre, la flexibilité des véhicules électriques va être exploitée car elle représente un gisement conséquent, et une opportunité financière pour l’usager.

Parmi les leviers, l’évolution du marché de l’occasion chez les particuliers jouera un rôle essentiel, car aujourd’hui ce sont principalement les professionnels qui achètent ces véhicules électriques, neufs, grâce notamment à un certain nombre d’avantages fiscaux. Il est nécessaire que les véhicules gardent une certaine valeur résiduelle à la revente. Également, la filière souffre encore du manque de clarté des offres de la recharge publique et des difficultés d’accès d’un opérateur à l’autre. Même si cela s’améliore, chaque opérateur a son application et son interface, que l’utilisateur doit se réapproprier à chaque changement.

C’est un obstacle important que la filière se doit de franchir collectivement. Nous travaillons activement sur le sujet de l’adoption du véhicule électrique à l’Institut VEDECOM avec nos partenaires, pour débloquer ce plafond de verre et réussir la transformation de notre industrie automobile.

VEDECOM favorise la collaboration des acteurs de la filière autour de ce défi majeur. Pouvez-vous nous décrire vos travaux sur le sujet ?

Depuis 2014, nous travaillons sur les composants du véhicule électrique. A cette époque, la filière manquait encore de maturité technique sur le véhicule électrique. Un travail important a été réalisé sur le moteur et la fiabilité des composants. Depuis quelques années, les compétences étant acquises par les industriels, la filière nous pousse à prendre de la hauteur dans nos travaux, pour nous concentrer sur l’écosystème de la recharge et l’intégration du véhicule électrique dans l’infrastructure de recharge.

On retrouve par exemple des initiatives comme Incit-EV, un projet de R&D européen qui a permis de travailler sur un certain nombre de freins à l’adoption du véhicule électrique par l’utilisateur final. Nous y avions conduit des travaux sur la recharge électrique dynamique par induction. On explore ici le confort de recharge pour l’usager (la voiture se recharge en roulant), avec la partie technologique et l’impact de cette recharge dynamique sur l’infrastructure routière et sur le système électrique. Le projet Mobena vient quant à lui s’intéresser au Plug and Charge, une méthode de recharge où l’utilisateur a juste à brancher son câble à la borne pour lancer la recharge de manière automatisée, le système étant capable d’authentifier l’utilisateur de façon automatique et sécurisée. On cherche ainsi à faciliter la gestion du paiement en automatisant la transmission des données de paiement entre le véhicule et la borne de recharge. L’usager a juste à brancher son véhicule à la borne pour que la recharge se lance et soit facturée, ce qui est très confortable !

La force de notre Institut réside dans nos projets de recherche regroupant de nombreux acteurs. Désormais, nos projets doivent réunir un maximum de partie prenantes de l’écosystème, en s’élargissant aux acteurs du monde de l’énergie, pour anticiper l’organisation de la chaîne de valeur, les communications entre acteurs, et définir des standards communs. Le projet Mobena a une dimension d’organisation de l’écosystème sur le plan industriel, et une forte composante sur l’interopérabilité des systèmes pour améliorer la fiabilité, l’expérience utilisateur, ainsi que le passage à l’échelle industrielle. Mobena est un projet où l’on décide et vérifie ce que l’on peut faire collectivement :  on anticipe les innovations et les business-cases, on s’accorde sur les standards et on pousse le contexte réglementaire dans le bon sens pour préparer le déploiement.

L’innovation et l’interopérabilité sont au cœur des enjeux de la filière. Quelles difficultés observez-vous dans les interactions entre les acteurs de l’écosystème ? Une conviction pour y remédier ? 

Avec un véhicule thermique, tout est quasi-interopérable, l’utilisateur peut faire son plein sans se soucier de qui détient ou gère la pompe. Les acteurs de la chaîne de valeur se sont mis d’accord sur des normes et standards partagés par tous, ce qui a permis de massifier le déploiement du véhicule thermique.

Pour le véhicule électrique, la problématique principale est de faire communiquer trois écosystèmes très différents (automobile, bâtiment, énergie), avec des jargons, des process et des traditions industrielles propres à chacun. Le passage à l’échelle est conditionné par notre capacité à trouver les bonnes mécaniques pour accorder et rendre interopérable ces trois mondes.  

Pouvez-vous nous partager votre vision du futur de la recharge des véhicules électriques ? Comment appréhendez-vous la problématique de l’impact sur le système électrique ?

Commençons par évoquer le secteur de la logistique, un gros morceau dans la décarbonation des mobilités. Le poids lourd doit trouver un équilibre compliqué pour répondre aux besoins du marché. L’électrification est un calcul complexe à faire pour le secteur de la logistique. Ce secteur est morcelé en de nombreuses PME dispersées sur le territoire, disposant de petites flottes (10 à 100 PL maximum), dégageant des marges financières très faibles. Aujourd’hui, pour un camion tracteur de 40 tonnes électrique, on est encore à un coût d’acquisition 4 fois plus élevé que l’équivalent thermique.

Aujourd’hui, pour un camion tracteur de 40 tonnes électrique, on est encore à un coût d’acquisition 4 fois plus élevé que l’équivalent thermique.

Mourad Tiguercha

Par ailleurs, en ce qui concerne l’exploitation, l’électrique rajoute 3 contraintes : le poids de la batterie qui réduit la charge utile des véhicules ; la localisation du point de charge qui peut faire varier le coût de la recharge (facteur de 2,5 sur le prix du kWh sur autoroute par rapport à une recharge au dépôt) ; et la contrainte de la recharge du camion au dépôt, avec l’installation et le raccordement de bornes spécifiques demandant des coûts initiaux élevés.

Concernant l’adoption des véhicules légers, il faut simplifier, pour que l’usager ne soit pas rebuté par les aspects techniques du véhicule à l’achat. Aujourd’hui, l’achat d’un véhicule électrique reste complexe : il faut connaitre la puissance de son raccordement, avoir une idée des spécifications techniques du câble, etc. Un travail de vulgarisation et d’acculturation du consommateur est nécessaire, c’est d’ailleurs un des objectifs que nous poursuivons à l’Institut.

Quel type d’accompagnement proposez-vous à des startups ? Pouvez-vous nous raconter une success story ?


L’Institut est mis en place par les grands groupes industriels et académiques pour travailler sur les sujets pré-compétitifs. Cela a permis le développement d’un gisement de compétences, de connaissances et de moyens qui restent à Vedecom après le transfert des résultats vers les industriels. Nous pensons important de nous appuyer sur ces acquis pour soutenir l’innovation, notamment quand elle vient de porteurs de projets visionnaires, nous avons le soutien de nos partenaires financeurs et des pouvoirs publics pour agir dans ce sens. L’accompagnement se fait très tôt dans le projet via un support à l’idéation, la structuration des architectures techniques et la réalisation des preuves de concept. Il peut se prolonger via l’intégration dans des projets industriels ou en phase de mise au point et de test pendant la phase d’industrialisation.

Pour exemple, je peux commencer par notre expérience avec la société Chargepoly. Son fondateur était parti du constat que les bornes de recharge en courant continu sont très chères. Il a imaginé une solution avec une station centrale qui concentre la puissance, qu’elle répartie ensuite de manière dynamique entre plusieurs points de recharge, des satellites. C’est une solution qui permet de réduire drastiquement les coûts d’investissement. Au-delà du concept, le fondateur, avec une expérience industrielle dans un autre domaine, manque de visibilité sur la faisabilité de son concept. VEDECOM a commencé à l’accompagner en 2019 pour développer son innovation, et réaliser avec lui plusieurs prototypes. Cette collaboration a donné lieu à un brevet commun entre Chargepoly et VEDECOM. Aujourd’hui la startup est en phase de croissance et d’industrialisation de sa solution, avec une levée de fond de 15 millions d’euros réalisée l’année dernière pour accélérer la commercialisation de sa solution.

Depuis plus récemment, VEDECOM accompagne également la startup Up&Charge, qui développe une solution de recharge par induction. Nous les aidons sur les briques techniques de leur innovation en leur fournissant des briques logicielles disponibles à l’Institut, le temps de faire leur prototype pour lever des fonds, cela permet d’optimiser le TimeToMarket avec des budgets maitrisés, pour ensuite passer à une phase d’industrialisation.

Racontez-nous votre collaboration avec Yélé

Ce que je retiens de notre collaboration, c’est avant tout notre réussite commune à simplifier un sujet initialement complexe et technique. Nous avions pris un sujet principalement orienté vers l’ingénierie et l’avons transformé en une approche axée sur l’utilisateur, prête à être déployée à grande échelle. Ensemble, nous sommes partis d’un constat et de nos idées pour les affiner, les rendre plus claires et faciles à communiquer. Ce processus a abouti à une transformation de notre manière d’aborder le problème, nous permettant de présenter nos offres de manière plus accessible, avec des mots simples.

Nous avons pris en compte de nombreux aspects : les facteurs techniques, les enjeux territoriaux, les contraintes de financement, l’orientation technique des équipes et les besoins en ressources humaines. Cette approche globale et multifactorielle a été essentielle. Ce qui m’a le plus marqué avec les consultants Yélé, c’est leur approche humble. Ils ne sont pas venus avec la prétention de mieux connaître notre métier Transport et Mobilité, mais avec la volonté sincère de nous accompagner dans cette transformation de notre état d’esprit.

Interview réalisée par Maxime Selier et Alexis Boucaud